43.
L’Ire d’un Empereur
Sur la plage rocailleuse au pied de son palais, Amecareth contempla les cendres fumantes du sorcier aquatique, puis ses gardes du corps que les dragons avaient piétinés en fuyant ses globes meurtriers et les tirs de Sélace. Tout s’était passé trop rapidement pour son cerveau d’insecte habitué à analyser tous les aspects d’une situation avant de réagir. Il allait enfin s’emparer de sa fille lorsque le squale avait surgi de l’océan pour s’en prendre à Asbeth. Pourtant, l’homme-oiseau avait affirmé que le requin était mort aux mains de Narvath. Possédant un esprit plus agile que son maître, le mage noir lut la question qui naissait dans ses yeux intensément mauves. Il décida d’y répondre avant que l’empereur ne découvre la vérité.
— Mais je l’ai vu exploser sous mes yeux lorsque votre fille l’a bombardé de rayons incandescents ! certifia-t-il en feignant l’étonnement.
— Alors pourquoi était-il encore vivant ? rugit Amecareth.
Tous ses serviteurs aux mandibules grinçantes se massèrent derrière lui en tremblant.
— Sélace est un puissant sorcier, mon seigneur. Il possède sans doute des pouvoirs que je n’ai pas.
L’Empereur Noir vociféra de rage en levant le poing vers l’océan où sa fille avait disparu avec cette étrange créature mâle qui n’était pas un humain.
— Vois si tu peux ramener Sélace à la vie, le somma Amecareth en tournant les talons. J’ai à vous parler à tous les deux.
Asbeth exécuta une courte révérence. Il attendit que le seigneur des insectes ait regagné son antre avant de bouger une seule plume. Quelques pas devant lui, les cendres s’agitèrent. Un faible tourbillon s’y forma. L’homme-oiseau n’allait certainement pas donner l’occasion à son rival d’expliquer à l’empereur ce qui s’était réellement passé sur l’île. Il ouvrit les ailes et laissa le vent le soulever. Il se posa sur un gros rocher pour observer le phénomène magique. Dès que Sélace eut commencé à reprendre sa forme de poisson, Asbeth siffla à quelques reprises. Les dragons accoururent au galop, faisant trembler le sol. Au milieu du troupeau se dressa un gros mâle. En poussant un cri aigu, il déploya ses larges ailes de chauve-souris. Les femelles s’écartèrent de sa route. Il baissa sa tête triangulaire à la hauteur du sorcier et ce dernier caressa son museau en émettant des cliquetis.
Le dragon planta alors ses griffes dans le corps presque totalement reconstitué de Sélace. Puis, d’un seul coup de dent, il le trancha en deux. Asbeth lui ordonna ensuite d’emporter la partie supérieure du requin et le magnifique animal recouvert d’écaillés noires s’envola vers les montagnes rocheuses d’Irianeth. Quant à l’autre partie, l’homme-oiseau laissa les femelles la mettre en morceaux. Satisfait Asbeth se dirigea vers la ruche géante en lissant ses plumes.
Il trouva Amecareth plus calme, mais ses yeux lumineux le mirent en garde. Asbeth se prosterna à ses pieds, comme l’exigeait le protocole. Il lui expliqua que le squale n’avait malheureusement pas repris vie.
— Votre magie est impressionnante, mon seigneur, ajouta Asbeth. Elle a réussi là où celle de votre fille a échoué.
— Ne sous-estime pas Narvath, sorcier. Elle n’est qu’une enfant qui ne sait pas encore utiliser son potentiel, mais je l’ai senti en elle.
— Me permettez-vous de lui tendre un nouveau piège ?
— Laissons-la d’abord croire qu’elle nous a échappé.
— Mais c’est ce qu’elle a fait, rétorqua Asbeth en penchant sa tête d’oiseau.
— Elle n’est pas physiquement ici, mais son esprit est désormais relié à la collectivité. Pendant que tu traduisais ses paroles, je me suis aventuré dans sa tête. J’ai retrouvé le lien que la reine magicienne du pays de neige avait brisé. Je vais maintenant pouvoir l’instruire moi-même et lui montrer tout ce qui l’attend lorsqu’elle aura rejoint nos rangs.
— Sauf le respect que je vous dois, mon seigneur, l’esprit de votre fille a été empoisonné par les humains qui l’ont élevée. Elle résistera, c’est certain.
— Si elle ne revient pas vers moi de son plein gré, elle mourra.
Asbeth se fit violence afin de ne pas montrer à son maître que cette éventualité lui plaisait davantage.
— Il est dommage que Sélace n’ait pas compris que je suis le maître du monde et qu’il perdrait la vie en me désobéissant, déclara soudainement l’empereur. J’espère que toi, tu t’en souviendras.
— Mais je suis votre humble serviteur.
— Dans ce cas, retourne dans ton alvéole et attends mes ordres.
Asbeth ne voulait pour rien au monde le mettre une fois de plus en colère. Il s’inclina et quitta les appartements impériaux à reculons. Si cette petite peste faisait désormais partie de l’esprit collectif de la ruche, il pourrait l’épier en secret pour s’assurer qu’elle connaisse une fin tragique aux mains de son propre père.
Il réintégra sa cellule et se posta devant son grand chaudron. Il passa le bout de l’aile au-dessus de sa surface lisse. Elle s’anima aussitôt. Le mage noir prononça des mots magiques et exprima le vœu de communiquer avec Narvath. Son image apparut dans la sombre concoction. « L’empereur a vraiment réussi », constata Asbeth. Il étudia attentivement la pièce où se reposait sa rivale. Il s’agissait d’un hall où brûlait un feu. En voyant les flammes, le sorcier s’écarta instinctivement. Autour de la femme mauve, des humains, des Elfes et des Fées mangeaient en bavardant. « Il n’y a qu’une façon de vaincre son ennemi, se rappela le sorcier, c’est de bien le connaître. »